CHAPITRE XIV

 

Ulm avait aisément creusé une ouverture carrée d’un mètre de côté. Sectionner les tiges de fer noyées dans la masse lui avait posé par contre beaucoup plus de problèmes, mais à force de patience et de torsions répétées, il était parvenu à dégager une sorte de chatière dentelée par où entraient la lumière et le vent du matin. Elsy y avait aussitôt passé la tête. Vu de l’extérieur, le bunker offrait l’image d’une éponge ou d’un morceau de calcaire criblé de chevrotines. Les herbes acides l’entouraient de leur mer verte et mouvante, l’engloutissant sur toute la hauteur du rez-de-chaussée. Le jardin infernal s’étirait sur une centaine de mètres, puis sa houle baveuse et mortelle se heurtait à la rectitude d’un mur d’enceinte dépourvu de porte. Au-delà se devinait l’étendue morne d’une campagne absolument déserte.

— Pas un village, constata la jeune fille, personne ! Irshaw avait bien choisi son coin.

— Et maintenant ? interrogea Ulm. Il faut encore traverser le jardin, grimper sur le mur de clôture et sauter de l’autre côté. Combien mesurent les herbes ?

— Je ne sais pas, six, sept mètres pour les plus hautes…

— Il n’y a pas cinquante solutions, observa le garçon, le seul moyen pour s’y déplacer c’est de se servir d’échasses.

Elsy se redressa d’un bond.

— Tu es complètement fou ! Je ne tiendrai jamais sur ces machins-là ! Et d’abord, tu les fabriquerais avec quoi tes échasses ?

— Pas difficile : des sections de tuyau récupérées dans la chaufferie…

— L’acide ne les attaquera pas ?

— Bien sûr que si. Il faudra se déplacer très rapidement sinon…

Elsy secoua la tête avec rage.

— C’est une histoire de fou ! On ne peut pas brûler les herbes ?

— Avec quoi ? Tu as de l’essence ?

— Non. Et si on attendait le cycle de repos ?

Ulm se massa les tempes du bout des doigts.

— On ne connaît rien de ce cycle. Il faudrait tester l’acidité des plantes toutes les cinq minutes pour isoler le moment où elles suspendent leurs sécrétions, faire des relevés. Voir comment, et selon quel rythme se reproduit le phénomène, déterminer une fréquence… C’est un travail de titan ! Ce rythme doit changer chaque jour en fonction de la température et du soleil, je te l’ai déjà expliqué. S’il fait 25° aujourd’hui, et que le taux d’hygrométrie est de x unités, elles se reposeront peut-être cinquante trois minutes ; mais DEMAIN, s’il fait 22° et que le taux d’hygrométrie est de y, leur pause se réduira à vingt-deux minutes… Ou bien se fractionnera en deux stases de onze minutes chacune… Tu saisis ? Il faudrait un an de travail pour établir un calendrier, un « timing ». Il n’y a pas de règles rigides pour ce genre de végétaux hybrides ! Lorsque Irshaw a planté ce jardin, on lui a fourni les bulbes avec tous leurs paramètres informatiques. L’ordinateur a intégré ces données, des sondes installées dans le sol achevaient de le renseigner jour après jour sur la température, l’humidité, l’ensoleillement, la quantité d’azote et de phosphore imprégnant la terre… À partir de ces éléments il communiquait tous les matins à Irshaw le profil « métabolique » du jardin. Ce que j’essaye de te dire, c’est que – même si nous parvenons à surprendre la plantation dans son repos – nous ne saurons JAMAIS combien de minutes durera ce repos, et par conséquent de combien de temps nous disposerons alors pour sauter d’ici, traverser les herbes, nous hisser sur le mur d’enceinte et passer de l’autre côté ! Cela pourra chaque fois osciller entre une heure et QUATRE MINUTES !

— Je ne tiendrai jamais sur tes fichues béquilles ! s’entêta Elsy.

Ulm eut un soupir de lassitude.

— Et moi je te dis que je ne suis pas magicien ! Je n’ai aucun instrument de mesure sous la main, ni baromètre, ni hygromètre, ni… C’est un boulot de spécialiste, pas un amusement, tu n’as pas l’air de t’en douter ?

— Okay ! Okay !

Ils se réfugièrent chacun dans une bouderie maussade, les yeux fixés sur la ligne d’horizon. Le soir venant, la faim les poussa vers la cuisine. Là, une mauvaise surprise les attendait. Victimes des multiples courts-circuits ayant ravagé le réseau électrique, armoires frigorifiques et congélateurs s’étaient changé en fours crématoires, carbonisant leur contenu, transformant viandes et volailles en blocs de charbon totalement impropre à la consommation. Les boîtes de conserves, elles, sous l’effet de l’intense chaleur dégagée par l’armature métallique du béton transformée en résistance, avaient explosé, criblant les murs d’une mitraille de légumes divers ! Le métis jura…

— Eh bien ! ragea-t-il entre ses dents. Voilà qui règle le problème ! Si nous ne sortons pas du bunker avant d’être trop affaiblis pour tenir sur nos jambes notre compte est bon ! Pas question d’observer les herbes pendant un mois, ma belle ! Il va falloir ficher le camp d’ici au plus vite !

Elsy ne trouva rien à répondre…

 

Un peu plus tard dans la soirée, Ulm se mit au travail, déboulonnant et entassant les conduits qu’il comptait utiliser. La jeune fille le regardait faire, interloquée…

— Où as-tu été chercher une idée pareille ? interrogea-t-elle soudain.

Le garçon gloussa.

— Dans les fêtes folkloriques auxquelles je participais quand j’étais gamin. Dans le sud tous les gosses savent marcher avec des échasses, je t’assure !

— Peut-être, mais je suppose que s’ils viennent à tomber ce n’est pas au beau milieu d’un bac d’acide sulfurique !

— Tu fais le mauvais esprit ! ricana le métis. Tu verras, c’est tout simple, pas plus compliqué que de monter sur un vélo !

— L’acide rongera tes béquilles en deux minutes, et on se cassera la figure comme des imbéciles !

— Pas sûr ! Pas sûr ! C’est un risque à courir. En attendant, le hall est assez vaste pour s’entraîner.

— Quand la torche sera épuisée ça deviendra commode !

— Arrête de râler et aide-moi, je crève de faim. Avec toute cette chaleur j’ai perdu au moins six kilos !

Ils travaillèrent trois heures d’affilée, assemblant, boulonnant, découpant, puis décidèrent de dormir pour ne pas fatiguer la torche dont le compteur n’indiquait plus qu’une autonomie de vingt heures. Torturés par les crampes d’estomac, ils ne purent bénéficier que d’un sommeil chaotique. Au matin, Ulm transporta son attirail au premier étage pour continuer son labeur à la lumière du soleil dont quelques rayons atteignaient le couloir.

— Regarde ça ! lança-t-il en désignant une sorte de cale boulonnée sur la perche qu’il tenait à la main, ça s’appelle un étrier ou un fourchon. C’est là que tu poseras le pied…

— Arrête, j’en ai déjà le vertige !

Plus tard, dans l’après-midi, Ulm procéda à un essai au cours duquel il tomba et se fit très mal. À la seconde tentative, la tubulure gauche se tordit sous son poids, et il se rattrapa in extremis à l’une des marches de l’escalier. Elsy grimaça, pour elle la catastrophe ne faisait plus de doute.

Ulm ne renonça pas pour autant, et le soir même parvint à traverser toute la largeur du hall sans incident. Il demanda ensuite à la jeune fille de s’asseoir au bord de l’escalier, les jambes dans le vide et de chausser ses propres bâtons, mais Elsy s’avéra incapable d’avancer d’un mètre. Les genoux tremblants, elle restait sur place, les omoplates collées au mur.

— Je n’y arriverai jamais ! balbutia-t-elle. JAMAIS !

Toute la journée du lendemain elle tenta de s’entraîner à l’aide de bâtons de petite taille que lui avait spécialement confectionnés le garçon, mais sans plus de résultat. Au bout de trois heures elle était couverte d’hématomes et d’entailles, saignait du nez et des genoux.

— Mais enfin ! s’emporta le métis. Ce n’est pas plus dur que de faire du vélo !

— Tu m’emmerdes ! hurla Elsy frisant la crise de nerfs. JE N’AI JAMAIS PU GRIMPER SUR UN VÉLO !

Ils abandonnèrent les exercices et remontèrent au premier. Le soleil avait pâli mais la campagne environnante restait toujours aussi désertique. Leurs estomacs vides émettaient d’épouvantables borborygmes.

— Écoute, attaqua soudain Ulm, il convient de prendre une décision. Il te faudrait au minimum un mois d’entraînement pour être capable de te débrouiller toute seule avec les bâtons. C’est impossible. Si on attend encore on ne tiendra plus debout, on va commencer à être pris de vertige, à avoir les genoux en coton… Il faut passer demain.

— Demain ?

— Oui, voilà ce que je te propose : tu te tiendras sur mon dos. Sans bouger. Les bras autour de mon cou, les jambes autour de ma taille. Tu fermeras les yeux et surtout, surtout, tu ne remueras pas d’un poil. Dès que j’aurai trouvé mon centre de gravité ça ira comme sur des roulettes… Je vais renforcer les cannes et on fera un essai.

— Tu es fou. On tombera tous les deux. Pars tout seul et essaye de trouver de l’aide…

— Tu rigoles ? De l’aide ? Où… Et de qui ? Des flics ? Allez, amène-toi !

Ulm procéda comme il avait dit. De nouvelles éclisses renforcèrent les béquilles, puis, Elsy sur le dos, il tenta la traversée du hall. Contrairement à ce qu’on pouvait attendre, tout se passa bien.

— Tu vois ! triompha-t-il en reprenant contact avec la terre ferme. Tu vois que j’avais raison ! Tu fermes les yeux et tu joues les statues, c’est tout…

Ils réunirent tous les vêtements récupérés avant la crémation générale des armoires, et s’habillèrent de bric et de broc.

— La barbe ! grogna Ulm. J’ai pas deux chaussures de la même couleur !

Ils rirent, d’un rire un peu forcé mais qui soulageait tout de même. Elsy trouva dans le portefeuille de David une liasse de quelques milliers de crédits, fortune pour le moins insolite dans la poche d’un voyou. Probablement le reliquat d’une ultime piraterie. Elle l’empocha, ils en auraient besoin… une fois dehors.

Ce fut une nuit étrange, silencieuse et froide, une nuit comme en connaissent ceux qui vont monter en première ligne, faite d’hébétude, de souvenirs, d’images incohérentes et de brusques constructions fantasmatiques. Quand le soleil se leva, Ulm passa les longues cannes dans l’ouverture, les assura contre la façade et glissa à son tour à l’extérieur, les jambes en avant. Instantanément Elsy se sentit inondée d’une sueur glacée.

— Ça colle, fit-il d’une voix faussement dégagée, tu peux venir…

Elsy s’approcha du trou, noua ses bras sur la gorge du garçon. Surtout ne rien regarder ! S’hypnotiser sur le col élimé de la chemise, le cuir gras du blouson…

— Les jambes, haleta le métis, tes cuisses : au-dessus de mes hanches, chevilles croisées sur mon ventre… Okay !

Elle obéit, la robe relevée jusqu’au nombril. Curieusement elle nota la caresse du vent froid sur sa peau nue, sur ses fesses…

— On y va !

Elle s’appliqua à compter à l’envers en commençant par trente-neuf millions huit cent soixante-sept mille six cent quatre-vingt-dix-sept… Mais le brouillage mental n’effaçait en rien les pas saccadés de son porteur, le choc des échasses métalliques s’arrachant à la terre, le bruissement des herbes gluantes à un mètre cinquante en dessous des pieds du jeune homme. Ne plus penser. Ne pas imaginer le grésillement de la sève corrodant l’acier, amincissant le diamètre du tube de seconde en seconde, comme un bonbon ardemment sucé, et qui fond sous l’assaut de la salive. Chaque nouveau pas lui paraissait devoir être le dernier, Ulm haletait, sa sueur avait un goût âcre. Elle sentait l’écho des chocs au travers de ses os. À présent il jurait entre ses dents, poursuivant son avance obstinée. Lorsque le vent se leva elle crut qu’il allait basculer, déséquilibré par la bourrasque, mais il tint bon, ne faisant plus qu’un avec les échasses, avec le sol. Elle n’osait plus respirer. Une nouvelle saute de vent déposa une minuscule goutte d’acide sur sa cuisse nue, à la lisière de la culotte de fausse dentelle. Ce fut comme la morsure d’une cigarette et elle se mordit les lèvres pour ne pas hurler, il lui sembla que la sève corrosive forait sa chair au moyen d’une vrille rougie au feu. Elle trembla de tous ses membres…

— Calme ! souffla son compagnon. Calme !

Enfin il y eut un heurt suivi d’un raclement, et elle comprit qu’ils venaient d’atteindre la barrière d’enceinte.

— Doucement ! Doucement !

Avec d’énormes difficultés Ulm parvint à s’asseoir à califourchon sur le faîte du mur. Elsy le lâcha, s’égratignant les jambes et les mains au béton criblé de trous. Au même instant les échasses se replièrent sur elles-mêmes, et disparurent au milieu du jardin.

— C’était moins une ! siffla le jeune homme d’une voix blanche. Allez, on saute !

Elsy risqua un œil, frémit.

— Dès que tu touches le sol, roule sur toi-même, ça neutralisera l’onde de choc, expliqua obligeamment le garçon.

— Pas possible ! ironisa-t-elle pour endormir sa peur.

Elle sauta en même temps que son compagnon, tenta un roulé-boulé de cinéma et se fit affreusement mal. Par bonheur la terre était boueuse, molle, saturée d’eau et d’argile. Elle resta un long moment, assise dans une flaque, les yeux rivés au rempart de béton spongieux.

— À quoi penses-tu ? s’étonna Ulm souillé de boue jusqu’aux sourcils.

— Le mur… Pourquoi les dum-dum n’ont-ils pas continué à l’attaquer, il n’était pas chauffé, lui ?

— L’instinct migratoire, la loi du nombre. La plus grande partie de l’essaim était concentrée sur le cube, les isolés l’ont suivi dans son départ sans chercher à comprendre… Allez, viens, c’est bien le moment de discuter de ça !

Il lui tendit la main, l’aida à se redresser. Ils restèrent face à face, pleins de gêne. Elsy désigna l’horizon :

— Par là ou par là ?

— N’importe, on ne sait même pas où on est !

— Alors par là ! décida-t-elle en pointant l’index vers la lisière d’un petit bois.

— J’ai cru qu’on y arriverait jamais, murmura le jeune homme, je sentais les échasses se tordre au fur et à mesure. Horrible !

— Tais-toi… Il ne faut plus parler de ça… Oublier.

— On s’en est sortis comme des chefs ! Parole ! Y a qu’un truc qui m’embête…

— Quoi ?

— Les aiguilles d’or, marmonna Ulm d’un air penaud, les aiguilles d’Irshaw, je les avais piquées pour les vendre…

— Et alors ?

— Elles sont tombées de mon blouson pendant la traversée, en plein au beau milieu des herbes !

Elsy se prit à sourire. Les aiguilles de l’échange : dévorées par la sève corrosive ! La boucle était bouclée. Elle aspira l’air froid du matin, s’enivra de la sensation d’humidité sous sa jupe.

Un peu plus tard ils provoquèrent l’envol d’une nuée de cailles.